Ce mardi matin, l’ambiance est un peu particulière au Centre d’entraînement du Domaine de Grammont. Beaucoup de désespoir se devine dans les regards. Le Montpellier Hérault est parti pour disparaître de la Ligue 1. Malgré ce paysage un peu morne, je trouve un staff bien vivant dans les bureaux des entraîneurs. La marque de Jean-Louis Gasset et de son fidèle adjoint Ghislain Printant (entretien réalisé avant le départ de Jean-Louis Gasset du poste d’entraîneur, ndlr).
En me voyant, une lumière africaine s’allume dans le regard du coach montpelliérain. « Tu as regardé la Côte d’Ivoire contre la Gambie ? ». Bien obligé d’avouer que non. Et l’ancien sélectionneur des Eléphants d’enchaîner : « Ils ont bien maîtrisé le début et fait la différence. Ensuite, ils ont géré. » Je suis rassuré, l’interview a déjà commencé. Et on va pouvoir parler Afrique et Côte d’Ivoire…
Entretien réalisé par Philippe Doucet
Cette CAN incroyable avec la Côte d’Ivoire, on en a déjà parlé ensemble, mais pas devant un micro… Tu te sens champion d’Afrique ?
Le Président de la Fédération, Idriss Diallo, m’appelle l’architecte. Et ça me va très bien. J’ai passé deux ans à construire ce groupe, à exploiter un vivier. Une fois qu’on avait travaillé à élargir le groupe, il y avait des choix forts à faire pour descendre à 26 noms pour la CAN. Tellement il y a de pépites en Côte d’Ivoire. Et, d’ailleurs, il y a encore un vivier à venir. Il y a de très bons jeunes qui arrivent… En ce sens, j’ai été un architecte, oui.
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Mais la CAN ne s’est pas vraiment passée comme prévu…
Suite à un très bon match d’ouverture (gagné contre la Guinée Bissau), une pression est venue s’abattre sur nous après la défaite contre le Nigeria sur un penalty. J’ai ressenti une véritable pression avant le troisième match contre la Guinée Equatoriale. Alors qu’il y avait pourtant trois qualifiés possibles, il y a eu un peu comme un vent de panique. Mais je vais retenir le final. J’ai pris la bonne décision après la défaite. Et le Président a mis la bonne personne à ma place. Et la finalité, la Côte d’Ivoire est championne d’Afrique !
“J’ai eu ce ressenti d’être le problème et que ça irait mieux sans moi”
Raconte-nous ce moment car on a entendu plusieurs versions. C’est toi qui as démissionné ?
Oui, j’ai proposé ma démission au Président dès le soir du troisième match. Alors qu’on avait des chances de se qualifier puisqu’on avait gagné un match. J’ai dit au Président que la meilleure solution était qu’un œil neuf reprenne ce groupe. Parce que moi, je m’étais enfermé en demandant à des joueurs de venir. Du coup, ils étaient pratiquement intouchables…
Il a accepté votre démission ?
Il m’a demandé une nuit de réflexion. Parce qu’il y avait des événements autour du stade, c’était un contexte perturbé. Mais le lendemain matin, il a été d’accord avec moi. Et d’accord aussi de mettre Emerse Faé pour le poste. Lui était le local du staff. Il était dans l’aventure avec nous, il connaissait tous les joueurs. Et il connaissait aussi mes approches avec les joueurs pour les faire venir. Mais surtout, lui n’était pas tenu par ça. Il n’y avait plus de passe-droit avec lui. Il a pu remettre tous les joueurs en concurrence. Et cela a porté ses fruits…
C’est donc toi qui a proposé le nom d’Emerse Faé ?
Ça reste la décision du Président. Il m’a dit qu’il était d’accord avec mon idée. Mais il m’a demandé si je pensais qu’Emerse pouvait prendre le rôle après avoir été adjoint. Je lui ai dit immédiatement : « Bien sûr ». Lui connaît tout de bout en bout. Il a l’amour de ce maillot, il connaît cette épreuve de la CAN. Et aujourd’hui, avec ce trophée, c’est le grand sélectionneur…
Idriss Diallo, président de la Fédération ivoirienne de football © Iconsport
Je me souviens de notre conversation au moment de ta démission. Tu avais évoqué la malchance que vous aviez eu. Tu en parlais comme d’une superstition qui allait disparaître avec ton départ…
Non, ce n’était pas de la superstition. C’était plutôt un ressenti. Déjà, j’avais pris le risque de prendre des joueurs blessés qui devaient être opérationnels à partir des quarts de finale (Haller, Adingra). Bien sûr, j’en aurais eu besoin pour la phase de groupes… Mais attention, on a perdu 0-4, quand même. Il s’est donc passé quelque chose. En première période, on aurait pu mener 1, 2, voire 3-0 ! Des penalties non sifflés, des occasions ratées et c’est la Guinée Equatoriale qui marque. Il est arrivé des choses et j’ai eu ce ressenti d’être le problème et que ça irait mieux sans moi. C’est la première fois de ma carrière que je ressentais cela. C’était ancré en moi !
C’est la première fois que tu démissionnais…
C’est la seule fois de ma carrière. Parce que je pensais que Faé ferait mieux que moi, parce qu’il n’aurait pas les mains attachées.
“J’étais enfermé, je n’aurais pas fait les choix de Faé”
Tu te dis que tu ne pouvais rien changer ?
J’étais prisonnier pour avoir insisté pour faire venir des joueurs. Du coup, il n’y avait plus de concurrence pour eux. Je ne pouvais même pas les faire tourner. En tout cas, je le ressentais comme ça… Tu n’as pas travaillé un an pour le faire revenir en sélection pour lui dire à un moment qu’il devait être remplacé. Je me sentais prisonnier…
Tu parles de Seko Fofana…
Fofana, Kessié aussi. J’avais un milieu de terrain installé (Fofana-Sangaré-Kessié), mais il manquait le cerveau. Emerse, en intégrant Seri, a posé l’équipe. Du coup, il a osé sortir un des trois milieux habituels. Kessié contre le Sénégal. Il l’a piqué et il a été très fort après… Mon milieu avait des qualités extraordinaires. Mais il était un peu « foufou ». Il fallait quelqu’un dans le carrefour du jeu, quelqu’un qui tienne le milieu. Et Emerse savait que Micka Seri ferait ça…
Car, avant la CAN, quand on faisait ensemble les listes de 23 et de 26, Emerse me disait toujours : « l’expérience » ! C’était Gradel, Seri, Boly qu’il a fait rentrer dans l’équipe… C’était toujours pour l’expérience, pour gérer la pression de jouer à domicile… Alors, j’avais écouté parce que je ne connaissais pas la compétition. Lui, il avait le vécu. Au final, tout mis dans le même sac, ils y sont arrivés…
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Si je comprends bien, si tu étais resté, tu aurais pu faire exactement les mêmes choix que Faé ?
Non, je n’aurais pas pu ! J’étais enfermé. Et lui, le fait de mettre les trois anciens, il a remis la concurrence en jeu. Il a donné les clefs à des joueurs qui avaient 33, 34, 35 ans même. Comme Gradel à qui il a donné le capitanat, en plus. Il a su faire confiance à des joueurs qui avaient l’habitude de jouer ces matches là.
Emerse avait une expérience irremplaçable de la CAN… Et c’est passé petit à petit. Premier match ric-rac parce qu’il y a le Sénégal en face, la meilleure équipe de la CAN, sans doute. Et ensuite, les blessés arrivent. Et ça, c’était programmé. Quand Adingra centre pour Haller en finale sur le but vainqueur, je me suis dit : « J’ai participé un petit peu à ce succès ».
“Je n’ai pas eu droit au dessert, mais j’ai pris part au repas”
Malgré la déception de partir comme ça, tu as regardé tous les matches de la Côte d’Ivoire après ?
Ah, oui ! Et je l’ai très mal vécu. Voir toute cette joie, tout ce qu’on avait imaginé, cette folie au pays… Devoir partir et le vivre dans son canapé, tout seul, c’était dur ! Et puis, j’avais un double sentiment. Quand je voyais mes joueurs soulever ce trophée et tout ce pays danser, je me rappelais que j’avais passé deux ans à travailler sur cette équipe. Mais pas juste pour tout jouer sur une semaine… Deux ans à construire, tout ça pour ne vivre que la première semaine, et pas ces trois semaines fabuleuses ensuite ?
C’était un peu mon petit, mon bébé… Mais, parallèlement, quand j’ai vu la liesse dans ce pays, j’étais heureux pour eux. Alors, est-ce que j’ai réussi ma mission ou non ? En tout cas, la Côte d’Ivoire est championne d’Afrique.
En somme, heureux, mais frustré…
Oui, heureux. Mais il me manque un truc. Depuis, je croise, sur les pelouses de Ligue 1, des joueurs ivoiriens que j’avais pris ou pas dans le groupe. Il arrive qu’il y en ait qui viennent me dire merci pour ce que j’ai fait. Ils savent que je suis au départ de l’action. Je n’ai pas eu droit au dessert, mais j’ai pris part au repas…
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Tu parlais d’un rôle d’architecte que te concède le Président de la FIF. Ça veut dire que vous vous parlez encore…
Mais bien sûr. Au départ, c’est quand même son idée de faire venir quelqu’un d’expérience, mais qui ne connaît pas l’Afrique. Quand on se voit après le 0-4 de la Guinée Equatoriale et je lui dis : “la bonne décision, c’est d’accepter ma démission”. Il sait alors que je ne suis pas un farfelu, qu’il n’y rien de financier là-dedans parce qu’il n’y a pas d’argent au bout… C’est juste mon ressenti. Mais aussi pour que le Président, qui avait la pression, bien pire que moi, arrive à sortir grandi de cela. On s’est fait confiance. Lui m’a donné sa confiance au départ. Et il m’a fait confiance quand je lui ai dit : “c’est mieux si je sors“… Au final, il est champion d’Afrique…
Et vous vous parlez donc encore régulièrement ?
Tout à fait ! Mais chaque fois qu’il m’invite pour un match, chaque fois je retrouve du travail ! Il pensait, comme moi, que j’avais fini ma carrière. Mais chaque fois que je pense m’arrêter, que je suis trop vieux. Et chaque fois, j’ai un truc, une mission à faire. Encore !
“Emerse Faé va réussir dans ce métier”
Tu retournerais voir un match en Côte d’Ivoire ?
Bien sûr ! Comme je retournerais voir un match à Marseille… Histoire de voir l’empreinte que j’ai pu laisser. Pendant deux ans, les Ivoiriens m’ont vu dans toutes les villes et ils s’étaient habitués à moi. Et puis, lors de la compétition, il y a un moment où tout a disjoncté… Et si j’ai su prendre la bonne décision, c’est aussi grâce au Président qui a accepté mon départ. Et bravo, surtout, à Emerse qui a fait « all in » et qui a tout gagné.
Crédits photo : FIF
Toi qui l’a eu comme adjoint, avant ce triomphe de la CAN, tu prédis quel avenir comme entraîneur à Emerse Faé ?
Il va réussir dans ce métier. Après, est-ce que ça va se limiter au continent, à la CAN ? Est-ce qu’il ne va pas avoir de sollicitations de clubs. Ca, ce sont ses choix de carrière. En tout cas, je lui vois un grand avenir !
Et toi, ton avenir ? Et, puisqu’il y a eu frustration, pourquoi ne pas reprendre une sélection africaine ?
Non, non, là, c’est fini ! Je ne sors plus de chez moi ! J’ai déjà fait sélectionneur, donc c’est déjà fait. Tout ce que j’ai déjà fait, je ne le ferai plus…