Publié à 5 h 00
(Columbus) La demande au collègue Aaron Portzline n’était pas la plus alléchante. « Aaron, aurais-tu du temps pour qu’on se rencontre cette fin de semaine pour une entrevue ? »
Il faut comprendre que Portzline – Porty, comme on le connaît par ici – couvre les Blue Jackets pour The Athletic. Il assiste à tous les entraînements, tous les matchs à domicile, va parfois sur la route. Samedi, les Jackets jouaient à Philadelphie, mais il suivait ce match de la maison. N’empêche qu’après trois mois à couvrir le marathon qu’est une saison de la LNH, en plein temps des Fêtes, notre homme a sans doute mieux à faire que de venir raconter sa vie à un confrère de Montréal.
Portzline n’est pas venu seul. Lindy Noel était avec lui. La femme de 35 ans travaille pour les Blue Jackets depuis quatre ans. Elle est récemment fiancée, elle adore marcher avec son chien, elle profite quant à elle d’un samedi de congé puisqu’elle ne voyage pas avec l’équipe. Elle aussi entre dans la catégorie de gens qui n’ont pas de mal à meubler un samedi de congé.
Les deux ont tout de même pris deux heures pour s’attabler avec La Presse afin de raconter leur histoire. Parce que leur cause, le don d’organes, est plus importante que bien des choses. C’est cette cause qui a permis à Portzline de retrouver une qualité de vie.
Malgré son nom de famille peu commun, Lindy Noel n’est aucunement reliée à Claude Noël, entraîneur chez les Blue Jackets de 2007 à 2010. C’est une fille de l’Illinois, qui a travaillé pour les Blues de St. Louis avant d’aboutir ici.
En tant que spécialiste des communications corporatives, elle s’occupe de tout ce que les Jackets font dans la communauté. « Techniquement, je ne travaille pas avec Porty au quotidien. Parfois, j’aide dans les points de presse, je lui donne le micro. Mais je ne gère pas les entrevues avec les joueurs », raconte-t-elle, assise en face de Portzline, dans le décor industriel du North Market.
PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE
Aaron Portzline et Lindy Noel discutent au North Market de Columbus.
Sans avoir affaire à Portzline, elle a vite compris ce qu’il représente pour les amateurs de hockey de Columbus lors d’un rendez-vous qu’elle espérait galant. « J’aime raconter cette histoire devant Porty, pour remonter son estime », lance-t-elle en riant.
« Donc, je dis au gars ce que je fais dans la vie et il part : “Oh ! mon Dieu ! Connais-tu Aaron Portzline ?” Et il est parti pendant 10 minutes à me dire à quel point c’est un bon journaliste.
« On n’a pas eu d’autres rendez-vous ! », ajoute-t-elle en s’esclaffant.
Portzline couvre les Jackets depuis leur arrivée dans la LNH. Certaines de ses exclusivités ont dépassé les limites de son marché, par exemple l’invraisemblable histoire de la faillite du défenseur Jack Johnson, qui avait été floué par ses parents.
Portzline a hérité d’une maladie génétique, la polykystose rénale, « la maladie rénale héréditaire la plus répandue et l’une des principales causes de l’insuffisance rénale terminale », lit-on dans un document de la Fondation du rein.
Un de mes reins fonctionnait à 8 %, l’autre était un peu plus bas. Mes reins sont couverts de kystes. Un rein normal mesure entre 8 et 10 cm. J’en avais un de 28 cm avant l’opération. J’avais des pierres au rein, de l’inflammation. Je me sentais comme un vieillard.
Aaron Portzline, journaliste atteint de polykystose rénale
Tôt ou tard, une greffe du rein allait être nécessaire. « L’idéal est de faire la greffe avant d’avoir besoin de dialyse, car une dialyse, c’est très dur sur le corps », rappelle la Dre Caroline Lamarche, néphrologue spécialisée en transplantation à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.
En août 2023, l’état de santé de Portzline s’aggrave. Il avait déjà lancé sa quête d’un donneur, mais comme sa maladie est héréditaire, sa famille immédiate était exclue de la liste de candidats. Commencent alors les dialyses, « trois fois par semaine, quatre heures chaque fois. Je partais à 4 h du matin, le traitement commençait à 5 h et j’allais ensuite couvrir l’entraînement. »
Le processus de recherche est lourd. Les groupes sanguins doivent être compatibles, et le donneur doit forcément être en bonne santé pour vivre avec un seul rein. « Ici, quand un donneur potentiel commence le processus, les autres attendent, explique Portzline. Donc, tu penses que tu as un donneur, puis ça ne fonctionne pas, et tu recommences. Je commençais à manquer d’options. »
Le foie et le rein sont les seuls organes qui peuvent être donnés par une personne vivante. Les avantages sont nombreux.
« Une greffe d’un donneur vivant a de bien meilleures chances de succès. Ces greffes sont de meilleure qualité et durent plus longtemps », souligne la Dre Lamarche, également professeure agrégée de clinique à l’Université de Montréal. « C’est également plus simple, parce qu’il est possible de la planifier. Si l’organe vient d’un mort, tu ne sais pas quand tu vas recevoir l’appel. La greffe vivante permet aussi une hospitalisation plus courte. »
La compatibilité des groupes sanguins constitue forcément un des obstacles. Pour y remédier, au Canada, le programme de don croisé du rein a été mis sur pied. « Si vous voulez donner un rein à votre conjointe, mais que vous n’êtes pas compatibles, on va essayer de faire des paires. Un autre homme donne à votre femme et vous donnez à sa femme. Des fois, les chaînes partent des donneurs altruistes, des donneurs qui n’ont pas de receveur », décrit la Dre Lamarche.
En octobre 2023, Portzline publie sur X un appel à tous. Les réponses sont immédiates. Un collègue de Nashville, Jim Diamond, se rend même aux dernières étapes, avant d’être rejeté en raison d’une anomalie dans ses artères.
Lindy Noel voit passer ce message. Après discussion avec son fiancé, elle se lance, et ce, même si elle ne sait pas encore si elle souhaite fonder une famille. « À 35 ans, ce serait déjà une grossesse gériatrique et perdre un rein augmente mon niveau de risque, concède-t-elle. Mais je ne voulais pas me priver simplement au cas où on décide d’en avoir. On s’est juste dit qu’on adopterait si ça posait problème. »
Les démarches aboutissent, ils sont compatibles, nul besoin d’une chaîne de dons croisés.
Un mois avant la greffe, Noel est approuvée comme donneuse, mais Portzline ignore l’identité de celle qui lui offrira un rein. Le processus est opaque à ce point.
Le 26 mars, le scribe publie, sur commande de son supérieur, un article sur les insuccès historiques des Blue Jackets, une équipe qui a atteint le deuxième tour des séries une seule fois en 24 saisons.
« Il écrivait des choses comme : ils n’ont pas repêché tel joueur et regardez ce qu’il est devenu. Je ne l’avais pas lu, mais mon fiancé, oui. Il vient me voir : “Porty ne sait pas encore que tu es la donneuse, n’est-ce pas ?” Le jour suivant, je devais le lui annoncer ! », dit Noel en riant.
Ce bout est intéressant parce que leur histoire met en relief les zones grises dans la relation entre un journaliste et les organisations qu’ils couvrent.
« J’ai contacté mon employeur pour lui demander si j’étais en conflit d’intérêts, assure Portzline. Si la réponse avait été oui, j’aurais démissionné. »
« Il avait plus besoin d’un rein que de l’emploi ! », ajoute Noel.
« Sa réponse était : mon Dieu, je n’y avais jamais pensé, je ne sais pas si c’est mentionné dans notre guide ! Mais il m’a rappelé 20 minutes plus tard, c’était correct. Comme je ne compose pas directement avec Lindy, ça facilite les choses. »
Le 26 avril 2024, c’est la grande opération. Deux jours plus tard, Lindy Noel rentrera à la maison. En quatre semaines, elle retournera au travail. « Ma pression sanguine est bonne, je me sens bien. Je blague souvent que si ce n’était pas de la cicatrice, je ne m’en souviendrais plus ! », décrit Noel.
Son principal changement dans ses habitudes de vie : diminuer le sodium dans son alimentation, « ce qu’on devrait tous faire ».
Portzline se porte aussi très bien. Il devra prendre des médicaments pour le restant de ses jours, porter un masque en avion, parce que son système immunitaire est affaibli, et éviter les sushis, le fromage bleu et quelques champignons. « À mon suivi de six mois, la principale question de mon médecin, c’était : est-ce que Yegor Chinakhov peut continuer comme ça ? », dit-il à la blague.
« Le plus difficile, c’est de ne pas faire de câlin à Lindy en arrivant à l’aréna. Mais elle et son fiancé vont venir chez nous pendant les Fêtes, et je vais assister à leur mariage en juin. »
« On est liés pour la vie, ajoute Noel. Je suis contente de l’avoir fait. Sa femme et sa fille sont très reconnaissantes et je suis devenue proche d’elles. Je n’avais jamais été opérée auparavant, même pas pour mes dents de sagesse. C’est facile d’avoir peur, donc je suis fière de l’avoir fait. J’ai encore des moments où je regarde ma cicatrice et je me dis : je ne peux pas croire que j’ai fait ça ! Mais mon fiancé et moi avons vécu beaucoup de choses dans la dernière année et ça nous a permis d’apprendre comment on composait avec les situations difficiles. Je ne changerais rien du tout. »
Les dons de rein en bref
Au 31 décembre 2023, 610 personnes étaient en attente d’une greffe de rein au Québec, selon Transplant Québec. Le temps d’attente moyen est de 485 jours, toujours selon Transplant Québec.
Le don n’est pas sans risque. « Le risque de mort est de 0,03 %, donc de 3 sur 10 000. Le risque absolu est très faible, rappelle la Dre Caroline Lamarche. Il y a des risques de complications, car on t’ouvre le ventre. »
La Dre Lamarche rappelle que « les bonnes habitudes de vie » sont la clé pour éviter les complications. « On demande aux donneurs d’essayer de garder un poids santé, de bien manger et de ne pas fumer, pour diminuer les chances de complications. Et ça prend un suivi médical une fois par année. Si un donneur n’a pas de médecin de famille, les centres de transplantation vont le suivre pour le reste de sa vie. »
Consultez le site de Transplant Québec